– Article tiré du média LE360 par Saad Bouzrou –

Éléonore Cellard, spécialiste française en paléographie et en codicologie arabes, se confie dans cet entretien sur une affaire de feuillets coraniques en écriture coufique volés il y a plusieurs années au Maroc. La chercheuse au Collège de France a réussi à empêcher leur vente aux enchères, mais le chemin risque d’être long pour les recouvrer. Elle nous en parle.

Deux feuillets coraniques séculaires appartenant au patrimoine manuscrit marocain ont récemment échappé à la vente aux enchères grâce à l’intervention d’Éléonore Cellard, experte en manuscrits coraniques en écriture coufique. Le premier, retiré de la vente aux enchères grâce à une collaboration entre la chercheuse et la maison Roseberys London, est un in-folio coranique en écriture coufique volé il y a plusieurs décennies à la bibliothèque Qarawiyyin. Le deuxième appartient, quant à lui, à un manuscrit coranique du 8ème-9ème siècle à Meknès et a subi de nombreux vols au cours des trois dernières décennies. Il vient à son tour d’être écarté des enchères de Plakas. Dans cette interview exclusive avec Le360, la spécialiste française dissèque soigneusement ce dangereux pillage d’une partie du patrimoine marocain, et livre ses recommandations pour une meilleure préservation de l’héritage manuscrit du royaume.

Le360: récemment, et en l’espace de deux jours seulement, vous avez réussi à récupérer deux anciens feuillets appartenant à des manuscrits du Coran conservés au Maroc. Racontez-nous un peu plus cette histoire.

Éléonore Cellard: récupérer, j’aimerais bien (rires). C’est un peu plus compliqué que cela. Je pense qu’il faut plutôt dire «identifier». Mon travail, c’est de déterminer les origines d’un manuscrit et d’éclairer son histoire jusqu’à aujourd’hui. C’est ce que j’ai fait dans ces ventes aux enchères qui ont eu lieu à Londres la semaine dernière. Parmi les objets mis aux enchères par différentes maisons de vente, j’ai reconnu deux feuillets qui appartenaient à des manuscrits qui se trouvent dans des bibliothèques au Maroc.

Voilà deux ans maintenant que je mène des recherches sur les manuscrits du Coran en écriture coufique au Maroc. Ils sont conservés principalement dans les bibliothèques historiques des grandes mosquées, comme la Qarawiyyin à Fès, la Grande mosquée de Meknès, et la mosquée Ibn Yusuf à Marrakech. D’autres –qui venaient peut-être au départ de ces mêmes collections– étaient dans des collections privées au début du 20ème siècle, et sont aujourd’hui conservés à la bibliothèque Hasaniyya et la bibliothèque nationale du Royaume du Maroc.

Il faut préciser que l’accès à ces manuscrits est très limité. On doit nécessairement obtenir au préalable une autorisation auprès du ministère de la Culture ou de celui des Habous et des Affaires islamiques, se rendre sur place, parfois prendre soi-même les photos parce qu’il n’existe pas de banque d’images. Pour ces différentes raisons, ces fragments de manuscrits ont été très peu étudiés jusqu’à présent. C’est pourquoi lorsque l’un de ces feuillets apparaît sur le marché de l’art, il est difficile –voire impossible– de trouver de la documentation sur sa provenance.

La question de la provenance –c’est-à-dire le dernier lieu où était conservé l’objet avant son apparition sur le marché de l’art– est très complexe. Il est certain qu’au départ, tous ces manuscrits, ou ces feuillets, étaient conservés dans une bibliothèque –privée ou publique– du monde arabe et islamique et, qu’à un moment de leur existence, ils en ont été sortis. Dans beaucoup de cas malheureusement, nous sommes incapables de retracer l’historique de leur circulation et de déterminer leur lieu de conservation d’origine. Mais, dans le cas de ces feuillets marocains proposés à la vente, il existe des éléments prouvant qu’ils appartenaient encore aux collections patrimoniales jusqu’à une date récente.

Ces deux feuillets ont-ils été retirés définitivement de la vente aux enchères ?

Ils ont été retirés, mais cela ne veut pas dire qu’ils sont restitués au Maroc. Lorsqu’une maison de vente aux enchères obtient une information sur la provenance problématique d’un objet, elle peut décider de le retirer de la vente. Les lots retirés des ventes sont, pour des raisons légales, gardés par les maisons de vente jusqu’à instructions précises données par la police, les tribunaux, etc… Si rien ne se passe, l’objet est rendu à celui qui l’a consigné. Cela peut s’arrêter là.

Si l’on parle maintenant de la restitution d’un bien culturel, il s’agit d’une procédure très compliquée qui relève de la jurisprudence et sur laquelle je ne suis pas compétente. C’est d’abord au propriétaire initial de commencer la procédure par une déclaration de vol auprès des institutions appropriées. La suite dépend des autorités marocaines et britanniques. S’il existe suffisamment de preuves, le Maroc peut réclamer la restitution du bien et l’obtenir en cour de justice. Si les autorités marocaines s’engagent dans une telle procédure, elles auront en tout cas besoin d’un travail de recherche qui permet d’attester de la provenance de ces feuillets.

Les organismes marocains concernés ont-ils été mis au courant de cette affaire ?

J’ai bien sûr informé les conservateurs de la bibliothèque Qarawiyyin et de la bibliothèque Hasaniyya dont proviennent respectivement les deux feuillets retirés des ventes, et leur ai rapporté mes observations. Les conservateurs des bibliothèques sont les responsables de ces manuscrits. Ils veillent à leur condition, établissent des inventaires, et procèdent régulièrement à des restaurations. Ils participent à leur valorisation en permettant aux chercheurs comme moi de les étudier. La collaboration entre le chercheur et le conservateur est essentielle, car d’un côté le chercheur éclaire le passé de ces manuscrits, et de l’autre le conservateur garantit la sécurité et la transmission de ce patrimoine aux générations futures. Et c’est grâce à cet effort commun que l’on est en mesure aujourd’hui d’identifier la provenance des manuscrits qui circulent sur le marché de l’art.

Avez-vous une idée précise ou approximative sur le prix de vente aux enchères des deux feuillets, ou de ce type de feuillets en général ?

En règle générale, une estimation de valeur dépend de plusieurs critères: l’ancienneté, la qualité d’exécution de l’écriture et des décors, la provenance, etc… Mais il arrive que les enchères s’envolent et atteignent des dizaines – voire centaines – de milliers d’euros pour un feuillet unique.

Les maisons de vente aux enchères procèdent-elles au retrait de l’objet au moindre soupçon ?

Vous savez, les maisons de vente ont affaire à une quantité considérable de marchandises aujourd’hui. Elles doivent s’assurer à la fois de leur authenticité et de leur provenance, et tout cela en un laps de temps extrêmement limité. La dynamique du marché de l’art islamique est telle que les collectionneurs ou ceux qui proposent ces objets à la vente ne disposent bien souvent que de quelques informations, fournies par les marchands ou maisons de vente auprès desquels ils ont acquis l’objet précédemment.

Le problème c’est qu’il n’existe pas, à ce jour, de répertoire où l’on trouverait tous les manuscrits de toutes les bibliothèques du monde arabe et islamique. En plus, comme je l’ai dit tout à l’heure, ces manuscrits du Maroc ont été très peu documentés. D’où l’importance d’une collaboration étroite entre le chercheur et les maisons de vente, mais aussi entre le chercheur et le propriétaire d’un objet ou d’un manuscrit. En permettant au chercheur d’accéder à leurs marchandises ou collections, les maisons de vente et propriétaires valorisent ce patrimoine et assainissent le marché des objets antiques.

Qui serait, d’après vous, derrière ces vols à répétition ?

C’est bien sûr une question que tout le monde se pose. Mais cela sort de mon domaine d’expertise. Au lieu de penser à qui l’a fait et pourquoi, il faut se concentrer sur ce qui se passe aujourd’hui: comment retrouver ce qui a été perdu et comment empêcher que cela advienne à nouveau dans le futur.

Comment vous est venue l’idée de vous intéresser à ce genre de feuillet?

En fait, je suis passionnée par les écritures coufiques depuis que j’ai 16 ans! Après mon baccalauréat, j’ai fait des études d’arabe à l’INALCO à Paris pour être capable de lire ces écritures. Par la suite, j’ai fait un doctorat sur des manuscrits coraniques de l’époque umayyade que j’ai analysés sous différents aspects: le style d’écriture, le parchemin, l’orthographe, les qira’at, etc. Après avoir obtenu mon doctorat en 2015, j’ai continué mes recherches sur des manuscrits de différentes provenances. Je suis allée voir ces copies dans beaucoup de bibliothèques dans le monde, en Russie, en Égypte ou en Turquie par exemple.

Quand je suis venue au Maroc il y a deux ans, c’était pour voir un manuscrit seulement! Et là j’ai découvert le Maroc et son immense patrimoine. J’ai ensuite visité toutes les bibliothèques du Royaume et identifié un large corpus de manuscrits coraniques en écriture coufique. Ces manuscrits sont très anciens: certains remontent probablement au 2ème siècle de l’hégire, d’autres au 4ème ou 5ème siècle de l’hégire. Beaucoup sont réduits à l’état de fragments dont il ne reste parfois qu’un petit nombre de feuillets. Tous sont anonymes, sans date ni lieu de copie ou nom de copiste. Où ont-ils été fabriqués? Viennent-ils de l’Orient lointain? Ou ont-ils été produits sur place? Et qui a participé à leur préservation jusqu’à aujourd’hui? Il faut penser qu’un manuscrit est très fragile et peut facilement être détruit si personne n’y fait attention. Or, le fait qu’ils aient été conservés jusqu’à nos jours veut dire qu’il y a des gens qui ont fait cet effort de transmission pendant plus de dix siècles. Cela mérite que l’on s’y intéresse !

Il n’y a pas seulement les manuscrits, mais aussi les lieux où ces derniers sont conservés qui m’ont inspiré. Je n’avais jamais eu la chance auparavant d’étudier des manuscrits dans le lieu même où ils ont été conservés pendant des siècles, et peut-être même copiés sur place. Lorsque l’on s’y intéresse de plus près, les bibliothèques des mosquées de la Qarawiyyin à Fès ou Ibn Yusuf à Marrakech ont connu tellement de mésaventures au cours des siècles que c’est un miracle que leurs manuscrits nous soient parvenus. Voilà aussi pourquoi il est important que ce patrimoine soit protégé. Afin que dans l’avenir, d’autres puissent avoir la même expérience que la mienne.

Que faut-il selon vous entreprendre pour tenter de récupérer ces feuillets perdus ?

Comme je l’ai dit, il s’agit de questions juridiques. L’action revient aux autorités marocaines et britanniques et les procédures dépendent des réglementations de chaque pays.

Du point de vue scientifique, il est nécessaire d’établir la provenance et il faut s’atteler à ce travail sur l’ensemble des manuscrits qui sont encore conservés aujourd’hui. Ce travail a comme préalable l’entretien physique des manuscrits et leur numérisation; les autorités marocaines et les bibliothèques ont déjà entamé un processus de photographie de tous les manuscrits. Certaines bibliothèques, comme la Qarawiyyin, sont déjà équipées de matériel photographique, mais il n’existe pour l’instant rien de similaire à la bibliothèque Ibn Yusuf. Combinées à un accès facilité aux images des manuscrits, les recherches sur ces derniers vont se multiplier à l’échelle internationale et ainsi valoriser ce patrimoine. Grâce à cette nouvelle documentation historique, les experts des maisons de vente et les propriétaires actuels de ces manuscrits seront à même d’identifier ces manuscrits du Maroc, et pourront ainsi contribuer eux aussi à la protection et la valorisation du patrimoine marocain.

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