ÉTATS DE L'ART : les méthodes d’analyse
Pour reconstruire cette histoire du muṣḥaf – livre-coran – , mais aussi celle des hommes qui les ont fabriqués, copiés, puis transmis au fil du temps, diverses méthodes sont exploitées aujourd’hui. Il existe des méthodes traditionnelles d’analyse du manuscrit, comme la paléographie, la codicologie, la philologie, mais aussi des techniques d’analyses physico-chimiques qui vont pénétrer au coeur des matériaux d’écriture.
Les méthodes traditionnelles
La paléographie
L’histoire des écritures est une histoire dynamique des manifestations graphiques que le paléographe doit déchiffrer, dater et localiser. Pour cela, il adopte deux approches. L’une est synchronique : en observant l’écriture employée, il cherche à comprendre la date, le lieu de création d’un artefact mais aussi la façon dont le scribe a organisé son travail de copie. L’autre approche est diachronique dans la mesure où il doit reconstituer le processus de transformation des signes individuels et du système graphique global au cours du temps.
La paléographie est souvent considérée comme une méthode « subjective », basée sur la capacité individuelle à identifier les écritures et les copistes. Cependant, l’observation d’un même processus d’étude, de conventions et de vérification des mêmes critères, assure la fiabilité de cette approche. Avec l’utilisation d’algorithmes d’apprentissage automatique, il devient aujourd’hui possible d’atteindre un haut niveau de standardisation tout en automatisant un processus fastidieux.
Grâce aux observations paléographiques, il est possible de : 1. identifier une même main de scribe dans différents folios. 2. Affecter un texte à un groupe stylistique. 3. Attribuer une écriture non datée au même environnement graphique dans lequel un ou plusieurs manuscrits datés ou datables ont été produits.
La codicologie
La codicologie concerne l’examen matériel du manuscrit qui permet de comprendre comment est fabriqué le livre, et d’en suivre le processus de fabrication depuis le choix du support jusqu’à l’opération de reliure. De nombreuses données codicologiques doivent ainsi être mesurées comme la qualité du support, les dimensions de la feuille et de la zone de texte, la structure des cahiers, la réglure, etc…
Ces données codicologiques peuvent nous permettre de : 1. Évaluer l’investissement économique derrière la production d’un manuscrit. 2. Reconstituer le manuscrit lorsque celui-ci est en morceaux, et nous donner des informations sur la façon dont le texte lui-même était structuré à l’origine (voir mon article : « The San‘a’ Palimpsest : Materializing the Codices »). 3. Rassembler des indices sur l’époque et le lieu de production du manuscrit.
L’histoire de l’art
L’histoire de l’art est l’analyse académique des objets d’art dans leur développement historique et leur contexte stylistique. Grâce à cette discipline, nous pouvons effectuer des rapprochements entre les décors de manuscrits non datés à d’autres objets d’art dont le contexte historique est mieux connu, et, en conséquence, proposer une datation relative du manuscrit.
L’ analyse du texte
L’étude du texte se concentre sur le contenu du manuscrit. Dans le cas des manuscrits coraniques, cette analyse est basée sur trois axes :
- l’étude du squelette consonantique (rasm) – y compris les points diacritiques – et ses variantes,
- l’analyse des divisions du texte – en versets, groupes de versets, sourates et sections (juz’, ḥizb, etc…) ,
- Les lectures coraniques (qirā’āt). D’autres éléments, comme les traductions interlinéaires ou les commentaires marginaux peuvent compléter l’analyse.
Ces différents éléments permettent éventuellement de réassembler des feuillets dispersés, mais qui appartenaient à l’origine au même manuscrit, mais aussi d’évaluer la période, la région ou la communauté dans laquelle le manuscrit a été produit et à circulé.
Les techniques d’analyses physico-chimiques
Ces techniques entrent dans la catégorie des disciplines d’archéométrie, autrement dit « mesure des choses anciennes ». Les archéomètres – scientifiques qui travaillent dans des laboratoires – visent à produire des mesures quantitatives et qualitatives des matériaux anciens. Ces mesures servent à plusieurs niveaux.
Dater un manuscrit au radiocarbone
La datation au radiocarbone est une méthode invasive (nécessite un prélèvement de matière) qui fournit des estimations objectives de l’âge des matériaux à base de carbone provenant d’organismes vivants. Cette technique s’applique donc au parchemin, papyrus ou papier, mais peut également concerner d’autres matériaux d’origine organiques.
L’utilisation du radiocarbone nous permet d’établir une chronologie absolue de l’émergence du Coran en tant que muṣḥaf/codex et de l’évolution des styles d’écriture. Depuis ces dernières décennies, l’amélioration des techniques a permis de réduire la quantité de prélèvement nécessaire pour l’analyse (le poids nécessaire de l’échantillon est d’environ 0,1 g). Ainsi, de plus en plus de manuscrits anciens sont soumis à cette analyse afin d’estimer leur âge.
La datation au radiocarbone n’est pas sans risque. Outre le risque de destruction des échantillons lors du processus de prétraitement, il existe des risques de contamination, car les échantillons sont prélevés sur les bords des feuillets. Cette contamination – par des produits chimiques utilisés pour la restauration ou le traitement contre l’humidité et les champignons – risque de donner des résultats inexacts. Il faut également tenir compte des restrictions fixées par la courbe d’étalonnage. Pour certaines périodes, la courbe se stabilise plus ou moins fortement – formant un plateau – de sorte que l’âge radiocarbone correspondra à un intervalle de temps significativement large en années réelles.
Analyser les encres et les supports
L’analyse archéométrique des matériaux d’écriture vise à fournir des informations sur la composition des supports d’écriture (le parchemin ou le papier dans notre cas) et des encres utilisées. Pour illustrer des exemples d’application : les mesures d’images multispectrales peuvent montrer des différences entre les pigments utilisés sur deux zones d’une feuille donnée. Elles peuvent également suggérer des pigments potentiels ou des ingrédients plus susceptibles d’avoir été utilisés pour produire l’œuvre. Les données recueillies mettent en lumière les techniques de production et permettent d’établir des catégories basées sur le type d’encres, les pigments colorés, les espèces animales utilisées pour la fabrication du parchemin, les matériaux organiques et inorganiques utilisés pour la préparation de la surface, etc…
On peut employer plusieurs types d’analyse sur les manuscrits : observations microscopiques, fluorescence, spectroscopie infrarouge et de réflectance, imagerie multispectrale, analyses protéomiques…
Il est important de connaître les limites de ces analyses. Tout d’abord, rappelons que ces analyses sont effectuées sur un produit endommagé au cours du temps qui a certainement été restauré une ou plusieurs fois. Le support est donc à même de présenter des composants originaux mais aussi des ingrédients utilisés pour la restauration. Dans ce cas, des analyses similaires effectuées sur d’autres manuscrits seront utiles pour distinguer les composants inhabituels ajoutés lors du processus de restauration. De même, les dommages causés par le feu, l’eau et les attaques de champignons peuvent empêcher l’analyse de certaines zones du parchemin ou du papier et nous obliger à considérer une zone de second choix.
Les analyses archéométriques ne fournissent pas directement une chronologie absolue des manuscrits, mais les résultats offrent des indications sur les caractéristiques des feuillets. Ces résultats pourraient permettre de 1. Identifier les pigments et les matériaux qui seraient communs aux feuilles d’une même unité. 2. Réassembler les feuilles d’une même unité codicologique. 3. Mesurer l’homogénéité au sein d’une même unité codicologique. 4. Faire l’histoire des techniques et des matériaux et dans un contexte donné de production, d’utilisation ou de conservation.
En combinant ces disciplines et en les appliquant à un corpus de plus en plus large, on ouvre des perspectives sur les pratiques d’écriture du Coran, en tentant de les réinsérer dans leur environnement culturel et matériel.
Reconstruire ces contextes doit faire face à de multiple défis…
Le premier est bien évidemment celui de la chronologie et de la géographie des manuscrits, deux données qui font cruellement défaut pour les trois premiers siècles de l’Hégire et au-delà, car de nombreux manuscrits plus tardifs sont aujourd’hui dépourvus de leur contexte de production.
Au-delà de la date et de l’origine géographique, on peut s’interroger sur d’autres problématiques socio-historiques tout aussi importantes : qui sont les hommes qui ont copié et transmis les manuscrits? Comment et pourquoi les ont-ils copiés et transmis? En d’autres termes, quelle a été la place du manuscrit coranique dans la société islamique au fil des siècles? La réponse à ces questions se trouve certainement dans les manuscrits eux-mêmes. Leurs caractéristiques physiques sont la signature de ceux qui les ont fabriqués, qui les ont commandités et qui les ont utilisés au fil du temps.
Il faut donc identifier et décrypter ces caractéristiques afin de regrouper les manuscrits, et tenter de les replacer dans le temps et dans l’espace, mais aussi au sein d’une pratique sociale (en relation avec la fonction du livre).
C’est à cela que mes recherches œuvrent en associant les méthodes traditionnelles – paléographie, codicologie, histoire de l’art, analyse du texte – aux techniques d’analyses physico-chimiques.